Extrait de l'introduction
Il est environ six heures de l'après-midi, ce 18 juin 1815, sur le champ de bataille de Waterloo. L'épaisse fumée des armes à poudre noire se dissipe lentement, laissant apparaître aux yeux des soldats anglais les innombrables corps, cavaliers et chevaux mêlés, qui jonchent le sol autour d'eux. Durant deux heures, le maréchal Ney s'est évertué à enfoncer le centre de l'armée de Wellington. Emmenés par le prince de la Moskowa, les cuirassiers de Milhaud, le corps de Kellermann, les lanciers et les chevau-légers de la Garde ont multiplié les charges. En vain. Arrêtées par le feu nourri et efficace de fantassins expérimentés, les attaques échouent les unes après les autres. Incapables de briser les carrés anglais, les cavaliers feintent, contournent, cherchent la brèche, offrant ainsi de formidables cibles, et les chevaux paient le prix fort. Lorsque s'achève la dernière charge, la morne plaine est devenue le cimetière des centaures.
Au-delà même de l'épopée impériale, les charges sanglantes de Waterloo ont indéniablement contribué à bâtir l'histoire mythique de la plus noble conquête de l'homme. Autant que Napoléon, autant que les cavaliers, les chevaux, en effet, sont les héros tragiques de ce déchaînement de fer et de feu. Dans la force de ces images épiques, tout en puissance et en sacrifice, réside sans doute une des explications permettant de comprendre la place singulière que le cheval occupe encore aujourd'hui dans l'imaginaire collectif de nos sociétés urbaines et motorisées.
Car, s'il a largement participé à la construction de la civilisation européenne moderne, c'est sans doute dans le cadre des pratiques guerrières que son association avec l'homme a exercé le plus de fascination. Des siècles durant, unis sur les champs de bataille de l'Europe entière, le cavalier et sa monture ont écrit quelques-unes des pages les plus glorieuses et les plus tragiques de l'histoire de la guerre.
La geste de la cavalerie occupe ainsi une place considérable dans l'historiographie, une place à la hauteur des malentendus qu'elle suscite, et qui oscille entre une surévaluation manifeste de son action et une tendance à minorer son rôle et sa capacité à peser dans les combats. Cette dernière option paraît avoir pris un relatif avantage avec le développement de la réflexion liée à l'idée de «révolution militaire». Il revient à Michael Roberts d'avoir élaboré ce concept, qu'il applique à un ensemble de réformes tactiques initiées par les Nassau et poursuivies par les Suédois, entre 1560 et 1660, et visant à combiner la puissance de feu et l'effet de choc. Ces innovations auraient ensuite induit une inflation considérable des effectifs des armées et un renforcement de l'autorité des États. Mais, en élaborant sa théorie, Michael Roberts a également déclenché une vive querelle qui fait encore rage aujourd'hui chez les historiens militaires anglo-saxons.
Sans chercher à entrer dans la polémique, il apparaît au moins que cette «révolution militaire» entretient avec la cavalerie un rapport singulier, très distancié. Les analyses privilégient en effet généralement l'infanterie, les armes à feu, l'artillerie ou les fortifications, mais le volet équestre de la «révolution militaire» souffre d'un véritable déficit.
Par ailleurs, et ce n'est pas là le moindre problème, lorsqu'elle est - rapidement - évoquée, la cavalerie est souvent présentée comme une arme secondaire, voire négligeable. L'un des principaux animateurs et initiateurs du débat anglo-saxon, Geoffrey Parker, affirme ainsi que les éléments moteurs de la révolution militaire entraînèrent l'éclipsé de la cavalerie au profit de l'infanterie dans beaucoup d'armées. A la suite de Pavie, «dans tous les pays de l'Ouest européen, la cavalerie lourde connut un déclin rapide, relatif et absolu». Pour William McNeill, le début de ce phénomène est même plus ancien, il serait lié à l'apparition et à la diffusion de l'arbalète.
L'arme équestre, et particulièrement la cavalerie lourde de bataille, serait ainsi affectée par un inéluctable et évident déclin. Symboles de cet effacement, les charges auraient fini par n'avoir pas plus d'impact sur le déroulement des batailles qu'un carrousel sur le champ de mars.